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qu’il refusait, trop au courant des opérations de banque, de tous les coins et recoins de la bohème financière en général, et de la Caisse territoriale en particulier, pour mettre les pieds dans cet antre.

« Mais », lui disait Passajon… car c’était Passajon qui, rencontrant le bonhomme et le voyant sans emploi, lui avait parlé de venir chez Paganetti… « Mais puisque je vous répète que c’est sérieux. Nous avons beaucoup d’argent. On paye, on m’a payé, regardez comme je suis flambant. »

En effet, le vieux garçon de bureau avait une livrée neuve, et, sous sa tunique à boutons argentés, sa bedaine s’avançait, majestueuse. N’importe, M. Joyeuse ne s’était pas laissé tenter, même après que Passajon, arrondissant ses yeux bleus à fleur de tête, lui eut glissé emphatiquement dans l’oreille ces mots gros de promesses :

« Le Nabab est dans l’affaire. »

Même après cela, M. Joyeuse avait eu le courage de dire non. Ne valait-il pas mieux mourir de faim que d’entrer dans une maison fallacieuse dont il serait peut-être un jour appelé à expertiser les livres devant les tribunaux ?

Il continua donc à courir ; mais, découragé, il ne cherchait plus. Comme il lui fallait rester dehors, il s’attardait aux étalages sur les quais, s’accoudait des heures aux parapets, regardait l’eau couler et les bateaux qu’on déchargeait. Il devenait ce flâneur qu’on rencontre au premier rang des attroupements de la rue, s’abritant des averses sous les porches, s’approchant pour se chauffer des poêles en plein air où fume le goudron des asphalteurs, s’affaissant sur un banc du boulevard lorsque ses pas ne pouvaient plus le porter.