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vous avertis qu’à dater de la fin de ce mois vous cessez de faire partie de la maison. »

Un flot de sang monta à la figure du comptable, redescendit, revint encore, apportant chaque fois un sifflement confus dans ses oreilles, à son cerveau tumulte de pensées d’images.

Ses filles !

Qu’allaient-elles devenir ?

Les places sont si rares à cette époque de l’année.

La misère lui apparut, et aussi la vision d’un malheureux tombant aux genoux d’Hemerlingue, le suppliant, le menaçant, lui sautant à la gorge dans un accès de rage désespérée. Toute cette agitation passa sur son visage comme un coup de vent qui ride un lac en y creusant toutes sortes de gouffres mobiles ; mais il resta muet, debout à la même place, et sur l’avis du patron qu’il pouvait se retirer, descendit en chancelant reprendre sa tâche à la caisse.

Le soir, en rentrant rue Saint-Ferdinand M. Joyeuse ne parla de rien à ses filles. Il n’osa pas. L’idée d’assombrir cette gaieté rayonnante dont la vie de la maison était faite, d’embuer de grosses larmes ces jolis yeux clairs lui parut insupportable. Avec cela craintif et faible, de ceux qui disent toujours : « Attendons à demain. » Il attendit donc pour parler, d’abord que le mois de novembre fût fini, se berçant du vague espoir qu’Hemerlingue changerait d’avis, comme s’il ne connaissait pas cette volonté de mollusque flasque et tenace sur son lingot d’or. Puis quand, ses appointements soldés, un autre comptable eut pris sa place devant le haut pupitre où il s’était tenu debout si longtemps, il espéra trouver promptement autre chose et réparer son malheur avant d’être obligé de l’avouer.