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flant dans l’enfilade des bureaux parquetés, grillagés, discrets sous le jour froid du rez-de-chaussée, où l’on pouvait compter les pièces d’or sans s’éblouir les yeux M. Joyeuse salua gaiement les autres employés, passa sa jaquette de travail et son bonnet de velours noir. Soudain, on siffla d’en haut ; et le caissier, appliquant son oreille au cornet, entendit la voix grasse et gélatineuse d’Hemerlingue, le seul, le véritable Hemerlingue — l’autre, le fils, était toujours absent — qui demandait M. Joyeuse. Comment ! Est-ce que le rêve continuait ?… Il se sentit tout ému, prit le petit escalier intérieur qu’il montait tout à l’heure si gaillardement, et se trouva dans le cabinet du banquier, pièce étroite, très haute de plafond, meublée seulement de rideaux verts et d’énormes fauteuils de cuir proportionnés à l’effroyable capacité du chef de la maison. Il était là, assis à son pupitre dont son ventre l’empêchait de s’approcher, obèse, anhélant et si jaune que sa face ronde au nez crochu, tête de hibou gras et malade, faisait comme une lumière au fond de ce cabinet solennel et assombri. Un gros marchand maure moisi dans l’humidité de sa petite cour. Sous ses lourdes paupières soulevées péniblement, son regard brilla une seconde quand le comptable entra ; il lui fit signe de venir près de lui, et lentement, froidement, coupant de repos ses phrases essoufflées, au lieu de : « M. Joyeuse combien avez-vous de filles ? », il dit ceci :

« Joyeuse, vous vous êtes permis de critiquer dans les bureaux nos dernières opérations sur la place de Tunis. Inutile de vous défendre. Vos paroles m’ont été rapportées mot pour mot. Et comme je ne saurais les admettre dans la bouche d’un de mes employés, je