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des appointements doubles, et vous savez que dans les petits ménages on base sur ces sortes d’aubaines mille projets ambitieux ou aimables, des cadeaux à faire, un meuble à remplacer, une petite somme gardée dans un tiroir pour l’imprévu.

C’est que M. Joyeuse n’était pas riche. Sa femme, une demoiselle de Saint-Amand, tourmentée d’idées de grandeur et de mondanité, avait mis ce petit intérieur d’employé sur un pied ruineux, et depuis trois ans qu’elle était morte et que Bonne-Maman menait la maison avec tant de sagesse, on n’avait pas encore pu faire d’économies, tellement le passé se trouvait lourd. Tout à coup le brave homme se figura que cette année la gratification allait être plus forte à cause du surcroît de travail qu’on avait eu pour l’emprunt tunisien. Cet emprunt constituait une très belle affaire pour les patrons, trop belle même, car M. Joyeuse s’était permis de dire dans les bureaux que cette fois « Hemerlingue et fils avaient tondu le Turc un peu trop ras ».

« Certainement, oui, la gratification sera doublée », pensait l’imaginaire tout en marchant ; et déjà il se voyait à un mois de là, montant avec ses camarades, pour la visite du jour de l’an, le petit escalier qui conduisait chez Hemerlingue. Celui-ci leur annonçait la bonne nouvelle ; puis il retenait M. Joyeuse en particulier. Et voilà que ce patron si froid, d’habitude, enfermé dans sa graisse jaune comme dans un ballot de soie grège, devenait affectueux, paternel, communicatif. Il voulait savoir combien Joyeuse avait de filles.

« J’en ai trois… non, c’est-à-dire quatre, monsieur le baron… Je confonds toujours. L’aînée est si raisonnable. »