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Premier ataxique.

— Mais je souffre, moi aussi, et en ce moment ; mais j’ai pris l’habitude de garder mes souffrances pour moi ; quand la crise est trop forte et que je me laisse aller à une plainte un peu vive, c’est un tel bouleversement autour de moi ! « Qu’est-ce que tu as ? D’où souffres-tu ? » Il faut avouer que c’est toujours la même chose et qu’on serait en droit de nous dire : « Oh ! alors, si ce n’est que ça ! »

Car cette douleur, toujours nouvelle pour nous, notre entourage y est habitué, elle deviendrait vite une fatigue pour tout le monde, même pour ceux qui nous aiment le plus. La pitié s’émousse. Aussi, ne serait-ce par générosité, c’est par fierté que je retiendrais mes plaintes, pour ne jamais lire dans les yeux les plus chers la fatigue ou l’ennui.

Et puis, l’homme seul n’a pas les mille souffrances de l’homme en famille : les enfants malades, l’éducation, l’instruction, l’autorité du père à garder, une femme dont on n’a pas le droit de faire une garde-malade. Et la maison qu’on ne défend pas, qu’on n’est plus en état de défendre… Non, le vrai, pour souffrir, c’est d’être seul.

Le solitaire invoquerait alors toutes les détresses sans épanchement possible, le manque de tendresse, etc., etc., et trouverait enfin que les efforts faits par l’homme en famille lui servent souvent à moins souffrir.

Ici s’arrête la Doulou. Alphonse Daudet avait encore trois ans à vivre. Son amour pour le travail, pour l’échange des pensées, pour la lecture aussi, son désir d’apprendre un peu plus chaque jour (dans les derniers temps les ouvrages de sciences les plus ardus le passionnaient) furent plus forts que son mal. Il cessa de l’étudier et transforma ses tortures incessantes en une bonté chaque jour plus grande, cette bonté effective et soudaine qui lui faisait dire à la fin : « Je ne voudrais plus être