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au dernier morceau pour courir à l’église. Mlle de X*** avec son parler effusionné, grasse, poupine, trente-cinq à quarante ans, le teint frais, les yeux clairs, bonne, naïve, « potin de couvent », fière de deux sœurs richement mariées, de sa famille, petite noblesse bretonne sans le sou et prolifique comme un port de mer. Adoptée par Mme S***. Veuvage, bonté, religion, des yeux tendres, un peu fêlée. Le mari tué à la chasse par son père à elle ; fondue en charité ; pas d’enfants.

Mme C***, jeune encore veuve d’un officier de marine, laide, les yeux trop noirs, le nez taché de plaques rouges ; petite glace à main où elle regarde tout le temps ce nez. Voit partout des scorpions, des araignées, du sang sur les mains ; toujours seule, marche à menus pas dans les allées du verger, s’immobilise des heures sur un banc, la joue sur sa main, absorbée. Donne à l’hôtel l’aspect d’une maison de fous.

Et puis la générale P***. La « mère de la maréchaussée ». Vient depuis dix ans à l’hôtel, autorité dont elle est très jalouse. Désir de plaire, de conquérir. Tous les pensionnaires qui arrivent ou partent lui présentent leurs hommages ! Vieille coquette, fabriquée, « bonne Madame », et donne encore de fiers coups de dents avec son râtelier.

Elle est bien comique cette station pour anémiés. On ne se rappelle pas un nom ; tout le temps à chercher ; grands trous dans la conversation. À dix pour trouver le mot « industriel ».

Mais jamais comme cette fois mes tristes nerfs n’avaient souffert du contact de la promiscuité de l’hôtel. Voir manger mes voisins m’était odieux ; les bouches sans dents, les gencives malades, la pioche des cure-dents dans les molaires creuses, et ceux qui ne mangent que d’un côté, et ceux qui roulent leurs bouchées, et ceux qui ruminent, et les rongeurs, et les carnassiers ! Bestialité humaine ! Toutes ces mâchoires