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des dossiers, emportés, rapportés visiblement. Ils se servaient entre eux d’allusions, de mots de passe. Albin Fage écrivait sur carte postale : « J’ai de nouveaux fers à vous montrer, reliure du seizième siècle en bon état, et rare. » Léonard Astier hésitait : « Merci, besoin de rien… attendons… » Nouvel avis : « Ne vous gênez pas, cher maître… Je verrai ailleurs. » À quoi l’académicien ne manquait de répondre : « Demain matin, de bonne heure… Apportez les fers… » C’était la misère de ses joies de collectionneur ; il fallait acheter, acheter toujours, sous peine de voir aller à Bos, à Huchenard, à d’autres amateurs, cette collection miraculeuse. Parfois, en pensant au jour où l’argent manquerait, pris de sombres fureurs, il interpellait l’avorton dont la face impassible et suffisante l’exaspérait : « Plus de cent soixante mille francs en deux ans !… Et vous dites qu’elle a encore besoin d’argent… quelle vie mène-t-elle donc, votre demoiselle noble ?… » À ces moments-là, il souhaitait la mort de la vieille fille, l’anéantissement du relieur, ou bien une guerre, une Commune, un grand cataclysme social qui engloutirait le fonds Mesnil-Case et ses acharnés exploiteurs.

Eh bien ! maintenant il approchait, le cataclysme, non celui qu’il eût désiré, car le sort n’a jamais bien exactement sous la main ce que nous lui demandons, mais un brusque et sinistre dé-