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bouche et du regard signifiait clairement ceci : « Tu sais bien que je t’ai tout donné, que je m’habille de mise-bas, que je ne me suis pas acheté un chapeau depuis trois ans, que Corentine lave mon linge à la cuisine tellement je rougirais de donner ces friperies à la blanchisseuse ; et tu sais aussi que la pire misère, c’est encore de te refuser ce que tu demandes. Alors, pourquoi le demandes-tu ? » Et cette objurgation muette de sa mère était si éloquente que Paul Astier y répondit tout haut :

« Bien sûr, ce n’est pas à toi que je songeais… Toi, parbleu ! si tu les avais… » Puis avec son air de blague froide :

« Mais, le maître, là-haut… Peut-être que tu obtiendrais… Tu sais si bien le prendre !

— Plus maintenant, c’est fini.

— Mais pourtant, il travaille, ses livres se vendent, vous ne dépensez rien… »

Il inspectait, dans le demi-jour, la détresse de ce vieil ameublement, rideaux passés, tapis râpés, non renouvelés depuis trente ans, depuis leur mariage. Où passait donc tout son argent ? « Ah ça !… est-ce que par hasard l’auteur de mes jours ferait la vie !… » C’était si énorme, si invraisemblable, Léonard Astier-Réhu faisant la vie, que sa femme ne put s’empêcher de rire à travers sa tristesse. Non, pour cela, elle pensait qu’on pouvait