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il jouissait dans son ménage et dans ses bottes neuves rendait encore meilleur, supplia sa femme de patienter. Quand un juif se mêle d’être généreux, sa charité est inépuisable.

— Qui sait, disait-il, si on ne pourrait pas le corriger, le changer ?

Il fut donc convenu que lorsque Ribarot rentrerait en battant les murs, la langue épaisse, on ne lui donnerait pas à souper, ce qui était une grande privation pour l’ivrogne qui, par un bénéfice de nature, avait encore plus faim ces jours-là que les autres. C’était une comédie de voir les efforts qu’il faisait pour se tenir droit, pour saluer sans desserrer les dents. Mais la porteuse de pain était douée d’une sagacité extraordinaire, et souvent en servant la soupe par cuillerées, quand le Camarade tendait déjà son assiette, elle éclatait contre lui :

— Vous n’avez pas honte de venir vous mettre à table dans l’état où vous êtes ?… car vous êtes encore en ribote, allez, je le vois bien.

— Tu crois ?… disait Bélisaire. Pourtant il me semble…

— C’est bon, je sais ce que je sais… Allons, haut ! à la paille, et plus vite que ça.

Le Camarade se levait, prenait son marteau et son tablier en bégayant quelques mots de supplication ou de dignité, avec un regard éperdu à la soupe qui fumait, puis s’en allait se coucher comme un chien dans la