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à une colère dont sa torpeur habituelle l’aurait fait croire incapable.

— Ouvrier !… disait-il en frémissant… Ouvrier ! Je le suis pour la vie. M. d’Argenton a raison. Il faut que je reste avec mes pareils, et que j’y vive et que j’y meure, surtout que je n’essaye jamais de m’élever plus haut. Cela fait trop de mal.

Depuis longtemps il ne s’était senti aussi nerveux, aussi vivant. Des sentiments nouveaux, inconnus, se pressaient en lui ; et au fond de chacun d’eux, comme un astre brisé dans les mille facettes du flot changeant, l’image de Cécile rayonnait. Quelle splendeur de grâce, de beauté, de pureté ! Et dire que si, au lieu de faire de lui un ouvrier, de le jeter à la fosse commune, on l’avait instruit et élevé, il aurait pu devenir un homme digne de cette jeune fille, l’obtenir pour femme, posséder ce trésor à lui tout seul. Oh ! Dieu… Il eut ce cri de colère désespérée que jette le naufragé qui se débat en vain contre la lame et voit luire à quelques brassées la berge inondée de soleil où sèchent les filets étendus.

À ce moment, comme il tournait le chemin des Aulnettes, il se trouva face à face avec la mère Salé, chargée d’un faix de bois. La vieille le regarda avec ce mauvais sourire qu’elle avait eu le matin quand elle disait : « ben sûr que vous ne voudriez plus de lui à présent. » Jack bondit devant ce sourire, et toute la fureur qui l’agitait, qui ne savait sur qui s’abattre, car