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ou trois larges vagues. Tout le fleuve en tressaille et semble dire : « Qu’elle est lourde ! » Oh ! oui, bien lourde. Et les compagnons se regardent entre eux en frémissant.

Enfin la voilà chargée, avec son arbre d’hélice et ses chaudières à côté d’elle. Le sang qui la souillait essuyé à la hâte, elle a repris sa splendeur première, mais non plus son impassibilité inerte. On la sent vivante et armée. Debout et fière sur le pont du bateau qui l’emporte et qu’elle semble entraîner elle-même, elle se hâte vers la mer comme s’il lui tardait de manger du charbon, de dévorer l’espace, de secouer sa fumée à la place où, en ce moment, elle secoue son bouquet de feuillage. Elle est si belle à voir ainsi, que les ouvriers d’Indret ont oublié son crime, et, saluant son départ d’un immense et dernier hourra, ils la suivent, ils l’accompagnent des yeux avec amour… Allons, va, machine, fais ta route à travers les mondes. Suis ta ligne tracée, droite et inexorable. Marche contre le vent, contre la mer et sa tempête. Les hommes t’ont faite assez forte pour que tu n’aies rien à redouter. Mais puisque tu es forte, ne sois pas méchante. Contiens ce pouvoir terrible que tu viens d’essayer au départ. Dirige le navire sans colère, et surtout respecte la vie humaine si tu veux faire honneur à l’usine d’Indret !

Ce soir-là, il y eut d’un bout à l’autre de l’île un