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rompu, Ida se désespérait : « Qu’est-ce qu’il a ?… je lui ai encore déplu. »

Deux ou trois fois, pendant le dîner, il lui vint de grandes envies de pleurer, qu’elle dissimulait de son mieux en disant à madame Moronval, d’un air aimable : « Mangez donc… vous ne mangez pas ! » Et à M. Moronval : « Vous ne buvez rien ! » Ce qui était d’affreux mensonges, car l’inventeur de la méthode Decostère faisait fonctionner sa mâchoire encore plus activement que les soirs de lecture expressive, et sa verve d’appétit n’avait d’égale que la soif intarissable du Moronval.

Le dîner fini, quand on fut passé dans le salon, bien chauffé, bien éclairé, et où le café servi mettait un parfum d’intimité, le mulâtre, qui guettait sa proie depuis deux heures, jugea le moment favorable et dit tout à coup d’un petit air négligent à la comtesse :

— J’ai beaucoup pensé à notre affaire… Cela coûtera moins cher que je n’avais supposé.

— Ah ! dit-elle d’un air distrait.

— Mon Dieu, oui… Et si notre belle directrice voulait m’accorder quelques instants de sérieux entretien.

« Directrice » était un coup d’audace, une trouvaille de génie, mais en pure perte, car la diétice, comme disait Moronval, n’écoutait pas. Elle suivait de l’œil son poëte, qui marchait de long en large dans le salon, silencieux, préoccupé.

« À quoi rêve-t-il ? » se disait-elle.