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et encore derrière une colonne d’où ils ne pouvaient voir qu’une moitié de l’estrade, occupée en ce moment par un superbe monsieur en habit noir et en gants jaunes, frisé, ciré, pommadé, qui chantait d’une voix vibrante.

Mes beaux lions aux crins dorés
Du sang des troupeaux altérés,
Halte-là !… je fais sentinellô !…

Le public, des petits commerçants du quartier avec leurs dames et leurs demoiselles, paraissait enthousiasmé ; les femmes surtout. Il était si bien l’idéal des imaginations de boutique, ce magnifique berger du désert qui parlait aux lions avec cette autorité et gardait son troupeau en tenue de soirée. Aussi, malgré leur allure bourgeoise, leurs toilettes modestes et la banalité de leur sourire de comptoir, toutes ces dames, tendant leurs petits becs vers l’hameçon du sentiment, roulaient des yeux langoureux du côté du chanteur. Le comique était de voir ce regard à l’estrade se transformer tout à coup, devenir méprisant et féroce en tombant sur le mari, le pauvre mari, en train de boire tranquillement une chope vis-à-vis de sa femme : « Ce n’est pas toi qui serais capable de faire, sentinellô à la barbe des lions et en habit noir encore, et avec des gants jaunes… » Et l’œil du mari avait bien l’air de répondre : « Ah ! dame, oui, c’est un gaillard, celui-là ».

Assez indifférents à ce genre d’héroïsme, Risler et Sigismond savouraient leur bière sans prêter une grande attention à la musique, quand la romance finie, dans