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derrière la cloison des tirades d’Antony ou du Médecin des enfants, déclamées par une voix ronflante, qui se mêlait aux mille bruits de métiers de la grande ruche parisienne. Puis, après le déjeuner, le comédien sortait jusqu’à la nuit, allait faire « son boulevard », c’est-à-dire se promener à tout petits pas entre le Château-d’Eau et la Madeleine, le cure-dent au coin de la bouche, le chapeau un peu incliné, toujours ganté, brossé, reluisant.

Cette question de la tenue avait pour lui beaucoup d’importance. C’était une de ses plus grandes chances de réussite, l’appât pour le directeur, ce fameux directeur intelligent, à qui l’idée ne serait jamais venue d’engager un homme râpé, mal mis.

Aussi les dames Delobelle veillaient soigneusement à ce que rien ne lui manquât : et vous pensez s’il en fallait des oiseaux et des mouches pour arriver à nipper un gaillard de cette carrure ! Le comédien trouvait cela très naturel.

Dans sa pensée, les efforts, les privations de sa femme et de sa fille ne s’adressaient pas à lui positivement, mais à ce génie mystérieux et inconnu dont il se considérait en quelque sorte comme le dépositaire.

Entre le ménage Chèbe et le ménage Delobelle il y avait une certaine analogie de position. Seulement, chez les Delobelle, c’était moins triste. Les autres sentaient leur vie de petits rentiers rivée autour d’eux, sans horizon, toujours pareille ; tandis que, dans la famille du comédien, l’espoir et l’illusion ouvraient partout des vues superbes.