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Enfin, vers minuit, le dernier omnibus de Montrouge emporta le tyrannique beau-père, et Delobelle put parler.

– D’abord le prospectus, dit-il, ne voulant pas aborder tout de suite la question de chiffres, et, le lorgnon sur le nez, emphatique, toujours en scène, il commença : « Quand on considère froidement le degré de décrépitude où l’art dramatique est tombé en France, quand on mesure la distance qui sépare le théâtre de Molière… » Il y en avait plusieurs pages comme cela. Risler écoutait, tirant sa pipe, n’osant pas bouger, car le lecteur à chaque instant le regardait par-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de ses phrases. Malheureusement, au beau milieu du prospectus, le café ferma. On éteignait, il fallait partir… Et les devis ?… Il fut convenu qu’ils les liraient en s’en allant. On s’arrêtait à chaque bec de gaz. Le comédien défilait ses chiffres… Tant pour la salle, tant pour l’éclairage, tant pour le droit des pauvres, tant pour les acteurs… Sur cette question des acteurs, il insistait.

– Le bon de l’affaire, disait-il, c’est que nous n’aurons pas de premier rôle à payer… Notre premier rôle sera Bibi… (Quand Delobelle parlait de lui-même, il s’appelait volontiers Bibi…) Un premier rôle se paye vingt-mille francs… n’en ayant pas à payer, c’est comme si vous mettiez vingt mille francs dans votre poche. Est-ce vrai, voyons ?

Risler ne répondait pas. Il avait l’air contraint, les yeux égarés de l’homme dont la pensée est ailleurs. Les devis étant lus, Delobelle, qui voyait avec terreur approcher le tournant des Vieilles-Haudriettes, posa la question