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épaisse des accents du Nord, on avait la vision d’une immense salle basse avec des jambons pendus aux poutres, des tonneaux de bière alignés, de la sciure de bois jusqu’à mi-jambes, et sur le comptoir de grands saladiers de pommes de terre roses comme des châtaignes, des corbeilles de prachtels sortant du four tout saupoudrés de sel blanc sur leurs nœuds dorés.

Pendant vingt ans, Risler avait eu là sa pipe, une longue pipe marquée à son nom au râtelier des habitués, et sa table où venaient s’asseoir quelques compatriotes discrets, silencieux, qui écoutaient et admiraient, sans les comprendre, les interminables discussions de Chèbe et de Delobelle. Une fois Risler parti, ces deux derniers avaient à leur tour déserté la brasserie, pour plusieurs bonnes raisons. D’abord M. Chèbe habitait très loin maintenant. Grâce à la générosité de ses enfants il avait enfin réalisé le rêve de toute sa vie.

– Quand je serai riche, disait toujours le petit homme dans son triste appartement du Marais, j’aurai une maison à moi, aux portes de Paris, presque à la campagne, un petit jardin que je bêcherai, que j’arroserai moi-même. Cela vaudra mieux pour ma santé que toutes les agitations de la capitale.

Eh bien ! il l’avait à présent sa maison, et il ne s’y amusait pas, je vous jure. C’était à Montrouge, sur le chemin de ronde : « Petit chalet avec jardin », disait l’écriteau dont le carton carré donnait une idée à peu près exacte des dimensions de la propriété. Les papiers étaient neufs et champêtres, les peintures toutes fraîches ; un tonneau