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LA TROUÉE


Ces spectacles, ces chants, le soleil, le grand air du Rhône, il n’en fallait pas plus pour monter les têtes. Les affiches du gouvernement mirent le comble à l’exaltation. Sur l’Esplanade, les gens ne s’abordaient plus que d’un air menaçant, les dents serrées, mâchant leurs mots comme des balles. Les conversations sentaient la poudre. Il y avait du salpêtre dans l’air. C’est surtout au café de la Comédie, le matin, en déjeunant, qu’il fallait les entendre, ces bouillants Tarasconnais : « Ah çà ! qu’est-ce qu’ils font donc, les Parisiens, avec leur tron de Dieu de général Trochu ? Ils n’en finissent pas de sortir… Coquin de bon sort ! Si c’était Tarascon !… Trrr ! Il y a longtemps qu’on l’aurait faite, la trouée ! » Et pendant que Paris s’étranglait avec son pain d’avoine, ces messieurs vous avalaient de succulentes bartavelles arrosées de bon vin des Papes, et luisants, bien repus, de la sauce jusqu’aux oreilles, ils criaient comme des sourds en tapant sur la table : « Mais faites-la donc, votre trouée… » et qu’ils avaient, ma foi, bien raison !