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LA
VISION DU JUGE DE COLMAR



Avant qu’il eût prêté serment à l’empereur Guillaume, il n’y avait pas d’homme plus heureux que le petit juge Dollinger, du tribunal de Colmar, lorsqu’il arrivait à l’audience avec sa toque sur l’oreille, son gros ventre, sa lèvre en fleur et ses trois mentons bien posés sur un ruban de mousseline.

« Ah ! le bon petit somme que je vais faire ! », avait-il l’air de se dire en s’asseyant, et c’était plaisir de le voir allonger ses jambes grassouillettes, s’enfoncer sur son grand fauteuil, sur ce rond de cuir frais et moelleux auquel il devait d’avoir encore l’humeur égale et le teint clair, après trente ans de magistrature assise.

Infortuné Dollinger !

C’est ce rond de cuir qui l’a perdu. Il se trouvait si bien dessus, sa place était si bien