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tant d’impatience et reçu par le mort… Pauvre ami ! C’était son dernier livre, celui sur lequel il comptait le plus. Avec quel soin minutieux ses mains, déjà tremblantes de fièvre, avaient corrigé les épreuves ! quelle hâte il avait de tenir le premier exemplaire ! Dans les derniers jours, quand il ne parlait plus, ses yeux restaient fixés sur la porte ; et si les imprimeurs, les protes, les brocheurs, tout ce monde employé à l’œuvre d’un seul, avaient pu voir ce regard d’angoisse et d’attente, les mains se seraient hâtées, les lettres se seraient bien mises en pages, les pages en volumes pour arriver à temps, c’est-à-dire un jour plus tôt, et donner au mourant la joie de retrouver, toute fraîche dans le parfum du livre neuf et la netteté des caractères, cette pensée qu’il sentait déjà fuir et s’obscurcir en lui.

Même en pleine vie, il y a là en effet pour l’écrivain un bonheur dont il ne se blase jamais. Ouvrir le premier exemplaire de son œuvre, la voir fixée, comme en relief, et non plus dans cette grande ébullition du cerveau où elle est toujours un peu confuse, quelle sensation délicieuse ! Tout jeune, cela vous cause un éblouissement : les lettres miroitent, allongées de bleu, de jaune, comme si l’on avait du soleil plein la tête. Plus tard, à cette joie d’inventeur se mêle un peu de tristesse, le regret de n’avoir