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vous sentez remuer tout ce qu’il y a en vous d’ému, de douloureux, parce que sans vous en apercevoir vous avez accroché au coin d’une rue, au seuil d’une porte, ce fil invisible qui lie toutes les infortunes et les agite à la même secousse.

Je pensais à cela l’autre matin — car c’est surtout le matin que Paris montre ses misères — en voyant marcher devant moi un pauvre diable étriqué dans un paletot trop mince qui faisait paraître ses enjambées plus longues et exagérait férocement tous ses gestes. Courbé en deux, tourmenté comme un arbre en plein vent, cet homme s’en allait très vite. De temps en temps, sa main plongeait dans une de ses poches de derrière, et y cassait un petit pain qu’il dévorait furtivement, comme honteux de manger dans la rue.

Les maçons me donnent appétit, quand je les vois, assis sur les trottoirs, mordre au beau mitan de leur miche fraîche. Les petits employés aussi me font envie, lorsqu’ils reviennent en courant de la boulangerie au bureau, la plume à l’oreille, la bouche pleine, tout réjouis de ce repas au grand air. Mais, ici, on sentait la honte de la vraie faim, et c’était pitié de voir ce malheureux n’osant manger que par miettes le pain qu’il broyait au fond de sa poche.