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secouée horriblement. Tout danse, tout craque.

Des paquets d’eau s’abattent sur le pont avec un bruit de tonnerre ; puis, pendant cinq minutes, ce sont de petites rigoles qui s’écoulent de tout côté. Autour de moi, on commence à se secouer. Il y en a qui ont le mal de mer, d’autres qui ont peur. Cette immobilité forcée dans le danger, c’est bien la pire des prisons… Et dire que pendant que nous sommes là, parqués comme un bétail, ballottés à tâtons dans ce vacarme sinistre qui nous entoure, tous ces beaux fils de la Commune à écharpes d’or, à plastrons rouges, tous ces poseurs, tous ces lâches qui nous poussaient en avant, sont bien tranquilles dans des cafés, dans des théâtres, à Londres, à Genève, tout près de France. Quand j’y songe, il me vient des rages !

Toute la batterie est réveillée. On s’appelle d’un hamac à l’autre ; et comme on est tous Parisiens, on commence à blaguer, à ricaner. Moi, je fais semblant de dormir, pour qu’on me laisse tranquille. Quel horrible supplice de n’être jamais seul, de vivre à tas ! Il faut se monter à la colère des autres, dire comme eux, affecter des haines qu’on n’a pas, sous peine de passer pour un mouchard. Et toujours la blague, la blague… Quelle mer, bon Dieu ! On sent que le vent creuse de grands trous noirs où la frégate plonge et tourbillonne… Allons !