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n’était pas gai à voir dans le petit jour froid du matin… Brrr… Mais ce qui me saisit le plus, c’est une longue file de gardes nationaux qu’on amenait à ce moment-là de la prison de la Roquette, où ils avaient passé la nuit. Ça montait la grande allée, lentement, comme un convoi. On n’entendait pas un mot, pas une plainte. Ces malheureux étaient si éreintés, si aplatis ! Il y en avait qui dormaient en marchant, et l’idée qu’ils allaient mourir ne les réveillait pas. On les fit passer dans le fond du cimetière, et la fusillade commença. Ils étaient cent quarante-sept. Vous pensez si ça a duré longtemps… C’est ce qu’on appelle la bataille du Père-Lachaise… »

Ici le bonhomme, apercevant son brigadier, me quitta brusquement, et je restai seul à regarder sur sa guérite ces noms de la dernière paye écrits à la lueur de Paris incendié. J’évoquais cette nuit de mai, traversée d’obus, rouge de sang et de flammes, ce grand cimetière désert éclairé comme une ville en fête, les canons abandonnés au milieu du carrefour, tout autour les caveaux ouverts, l’orgie dans les tombes, et près de là, dans ce fouillis de dômes, de colonnes, d’images de pierre que les soubresauts de la flamme faisaient vivre, le buste au large front, aux grands yeux, de Balzac qui regardait.