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où l’on sentait encore tout l’affamement du siège. Trop bon musulman pour prendre part à ces orgies, Kadour se tenait à l’écart, sobre et tranquille, faisait ses ablutions dans un coin, son kousskouss avec une poignée de semoule ; puis, après un petit air de derbouka, il se roulait dans son burnous et s’endormait sur un perron, à la flamme des bivouacs.

Un matin du mois de mai, le turco fut réveillé par une fusillade terrible. Le ministère était en émoi ; tout le monde courait, s’enfuyait. Machinalement il fit comme les autres, sauta sur son cheval et suivit l’état-major. Les rues étaient pleines de clairons affolés, de bataillons en débandade. On dépavait, on barricadait. Évidemment il se passait quelque chose d’extraordinaire… À mesure qu’on approchait du quai, la fusillade était plus distincte, le tumulte plus grand. Sur le pont de la Concorde, Kadour perdit l’état-major. Un peu plus loin, on lui prit son cheval ; c’était pour un képi à huit galons très pressé d’aller voir ce qui se passait à l’Hôtel-de-Ville. Furieux, le turco se mit à courir du côté de la bataille. Tout en courant, il armait son chassepot et disait entre ses dents : Macache bono Brissieen…, car pour lui c’étaient les Prussiens qui venaient d’entrer. Déjà les balles sifflaient autour de l’obélisque, dans le feuillage des Tuileries. À la barricade