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s’agitaient. Quelque temps après, je le retrouvai à l’opéra, debout dans la loge de Girardin, demandant le Rhin allemand, et criant aux chanteurs qui ne le savaient pas encore : « Il faudra donc plus de temps pour l’apprendre que pour le prendre ?… »

Bientôt ce fut comme une obsession. Partout, à l’angle des rues, des boulevards, toujours perché sur un banc, sur une table, cet absurde Chauvin m’apparaissait au milieu des tambours, des drapeaux flottants, des Marseillaises, distribuant des cigares aux soldats qui partaient, acclamant les ambulances, dominant la foule de toute sa tête enflammée, et si bruyant, si ronflant, si envahissant, qu’on aurait dit qu’il y avait six cent mille Chauvins dans Paris. Vraiment c’était à s’enfermer chez soi, à clore portes et fenêtres pour échapper à cette vision insupportable…

Mais le moyen de tenir en place après Wissembourg, Forbach et toute la série de désastres qui nous faisaient de ce triste mois d’août comme un long cauchemar à peine interrompu, cauchemar d’été fiévreux et lourd ! Comment ne pas se mêler à cette inquiétude vivante qui courait aux nouvelles et aux affiches, promenant toute la nuit sous les becs de gaz des visages effarés, bouleversés ? Ces soirs-là encore, je rencontrai Chauvin. Il allait sur