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Figurez-vous un grand village armé jusqu’aux dents, des mitrailleuses au bord d’un abreuvoir, la place de l’Église hérissée de baïonnettes, une barricade devant l’école, les boîtes à mitraille à côté des boîtes à lait, toutes les maisons transformées en casernes, à toutes les fenêtres des guêtres d’uniforme qui sèchent, des képis qui se penchent pour écouter le rappel, des crosses de fusil sonnant au fond des petites boutiques de fripiers, et, du haut en bas de la butte, une dégringolade de bidons, de sabres, de gamelles. Malgré tout, ce n’est plus ce Montmartre farouche, défilant sur le boulevard des Italiens, l’arme haute, la jugulaire au menton et marquant férocement le pas en ayant l’air de se dire : « Tenons-nous bien. La réaction nous regarde ! » Ici, les insurgés sont chez eux, et, en dépit des canons et des barricades, on sent planer sur leur révolte je ne sais quoi de libre, de paisible et de familial.

Une seule chose pénible à voir, c’est ce grouillement de pantalons rouges, ces déserteurs de toutes armes : zouaves, lignards, mobiles, qui encombrent la place de la Mairie, couchés sur des bancs, vautrés au long des trottoirs, ivres, sales, en lambeaux, avec des barbes de huit jours… Au moment où je passe, un de ces malheureux, grimpé sur un arbre, harangue la