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LE GÉNÉRAL ROSAS.

C’est ce jour-là, en effet, que l’on boit et que l’on joue le plus ; il en résulte des querelles qui dégénèrent en batailles où le couteau vient tout naturellement jouer un rôle et qui se terminent presque toujours par des meurtres. Un dimanche, le gouverneur vint, en grande pompe, lui rendre visite, et le général Rosas, dans son empressement à aller le recevoir, sortit de chez lui son couteau à la ceinture comme à l’ordinaire. Son intendant lui toucha le bras et lui rappela la loi ; se tournant immédiatement vers le gouverneur, le général lui dit qu’il est désolé, mais qu’il lui faut le quitter pour aller se faire attacher au bloc et qu’il n’est plus le maître dans sa propre maison jusqu’à ce qu’on vienne le délivrer. Quelque temps après, on persuada à l’intendant d’aller délivrer son maître ; mais, à peine l’avait-il fait, que le général se tourna vers lui et lui dit : « Vous venez à votre tour d’enfreindre la loi et vous allez prendre ma place. » Des actes comme ceux-là enchantent les Gauchos, qui tous sont extrêmement jaloux de leur égalité et de leur dignité.

Le général Rosas est aussi un parfait cavalier, qualité fort importante dans un pays où une armée a, un jour, choisi son général à la suite du concours suivant : On avait fait entrer dans un corral une troupe de chevaux sauvages, puis on ouvrit une porte dont les montants étaient reliés au sommet par une barre de bois. On convint que quiconque parviendrait, en sautant de la barre, à enfourcher un de ces animaux sauvages au moment où ils s’élançaient hors du corral et parviendrait en outre, sans selle ni bride, à se maintenir sur le dos du cheval et à le ramener à la porte du corral, serait élu général. Un individu réussit et fut élu, et fit sans doute un général bien digne d’une telle armée. Le général Rosas a aussi accompli ce tour de force.

C’est en employant ces moyens, c’est en adoptant le costume et les manières des Gauchos que le général Rosas a acquis une popularité illimitée dans le pays et par suite un pouvoir despotique. Un négociant anglais m’a affirmé qu’un homme arrêté pour en avoir assassiné un autre répondit, quand on l’interrogea sur le mobile de son crime : « Je l’ai tué parce qu’il a parlé insolemment du général Rosas. » Au bout d’une semaine on mit l’assassin en liberté. Je veux croire que cet élargissement a été ordonné par les amis du général et non pas par le général lui-même.

Dans la conversation, le général Rosas est enthousiaste, mais, en même temps, plein de sens et de gravité. Sa gravité est même