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MINEURS CHILIENS.

bles, tant et si bien que les indigènes se moquent encore de nous aujourd’hui. Or, il n’y a pas à douter que si l’on avait employé utilement ce capital si follement dépensé, on aurait gagné des sommes énormes ; un homme expérimenté, en qui on pût avoir toute confiance, un contre-maître habile et un chimiste, voilà tout ce qu’il fallait.

Le capitaine Head a parlé des charges énormes que les apires, véritables bêtes de somme, remontent du fond des mines les plus profondes. J’avoue que je croyais son récit fort exagéré ; je saisis donc l’occasion de peser une de ces charges que je choisis au hasard. C’est à peine si je parvins à la soulever de terre, et cependant on la regarda comme fort minime quand on s’aperçut qu’elle ne pesait que 197 livres (89 kilogrammes). L’apire avait transporté ce fardeau à une hauteur perpendiculaire de 80 mètres, d’abord en suivant un passage fort incliné, mais la plus grande partie de la hauteur en grimpant sur des entailles faites dans des poutres placées en zigzag dans le puits de la mine. D’après les règlements, l’apire ne doit pas s’arrêter pour reprendre haleine, à moins que la mine n’ait 600 pieds de profondeur. Chaque charge pèse en moyenne un peu plus de 200 livres (90 kilogrammes), et on m’a assuré qu’on avait quelquefois remonté des mines les plus profondes des charges de 300 livres (126 kilogrammes). Au moment de ma visite chaque apire remontait douze charges semblables par jour ; c’est-à-dire que, dans le courant de la journée, il portait 1 087 kilogrammes à une hauteur de 80 mètres ; et encore pendant les intervalles on les occupait à extraire le minerai.

Tant qu’il ne leur arrive pas quelque accident ces hommes semblent jouir d’une parfaite santé. Leur corps n’est pas très-musculeux. Ils mangent rarement de la viande, une fois par semaine, jamais plus souvent, et cette viande c’est du charqui dur comme de la pierre. Je savais que c’était là un travail tout volontaire, et cependant je me sentais révolté quand je voyais en quel état ils arrivaient au sommet du puits : le corps ployé en deux, les bras appuyés sur les entailles, les jambes arquées, tous leurs muscles tendus, la sueur coulant en ruisseaux de leur front sur leur poitrine, les narines dilatées, les coins de la bouche retirés en arrière, la respiration haletante. Chaque fois qu’ils respirent on entend une sorte de cri articulé « aye, aye » se terminant par un sifflement sortant du plus profond de leur poitrine. Après avoir été en vacillant jusqu’à l’endroit où on empilait le minerai, ils vi-