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FORÊTS ET MONTAGNES.


J’essaye, le lendemain, de pénétrer à quelque distance dans l’intérieur du pays. On peut décrire la Terre de Feu en deux mots : un pays montagneux en partie submergé, de telle sorte que de profonds détroits et de vastes baies occupent la place des vallées. Une immense forêt qui s’étend du sommet des montagnes jusqu’au bord de l’eau couvre le flanc des montagnes, sauf toutefois sur la côte occidentale. Les arbres croissent jusqu’à une hauteur de 1000 à 1500 pieds au-dessus du niveau de la mer ; puis vient une ceinture de tourbières, couverte de plantes alpestres fort petites ; puis enfin la ligne des neiges éternelles, lesquelles, selon le capitaine King, descendent dans le détroit de Magellan à une hauteur de 3000 à 4000 pieds. C’est à peine si, dans tout le pays, on peut trouver un seul hectare de plaine. Je ne me rappelle avoir vu qu’une plaine fort petite auprès du port Famine, et une autre un peu plus considérable près de la baie de Gœree. Dans ces deux endroits, comme partout ailleurs, une couche épaisse de tourbe marécageuse recouvre le sol. À l’intérieur même des forêts, le sol disparaît sous une masse de matières végétales qui se putréfient lentement et qui, constamment imbibées d’eau, cèdent sous le pied.

Il me devient bientôt impossible de continuer ma route à travers les bois ; je m’avance donc le long d’un torrent. Tout d’abord, c’est à peine si je puis faire quelques pas à cause des cataractes et des nombreux troncs d’arbres tombés qui barrent le passage ; mais le lit du torrent s’élargit bientôt, les inondations ayant emporté les bords. J’avance lentement pendant une heure en suivant les rives rugueuses et déchiquetées du torrent, mais la grandeur et la beauté du spectacle compensent bientôt toutes mes fatigues. La sombre profondeur du ravin concorde bien avec les preuves de violence que l’on remarque de toutes parts. De chaque côté, on voit des masses irrégulières de rochers et des arbres déracinés ; d’autres arbres, encore debout, sont pourris jusqu’au cœur et prêts à tomber. Cette masse confuse d’arbres bien portants et d’arbres morts me rappelle les forêts des tropiques, et cependant il y a une profonde différence : dans ces tristes solitudes que je visite actuellement la mort, au lieu de la vie, semble régner en souveraine. Je continue ma route le long du torrent jusqu’à un endroit où un grand éboulement a dégagé un espace assez considérable sur le flanc de la montagne ; à partir de là l’ascension devient moins fatigante, et j’atteins bientôt à une assez grande élévation pour pouvoir examiner à loisir les bois environnants. Les arbres appartien-