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LE BANDA ORIENTAL.

leurs compatriotes, d’ailleurs, ils poussent des cris d’étonnement quand je leur dis que la terre est ronde, et ne veulent pas me croire quand j’ajoute qu’un trou assez profond irait aboutir de l’autre côté. Ils ont cependant entendu parler d’un pays où le jour et la nuit durent six mois de suite à tour de rôle, pays peuplé d’habitants grands et maigres ! Ils me font de nombreuses questions sur l’élevage et sur le prix des bestiaux en Angleterre. Quand je leur dis que nous n’attrapons pas nos animaux avec le lasso, ils s’écrient : « Comment, vous ne vous servez donc que des bolas ? » Ils n’avaient pas la moindre idée qu’on pût enclore un pays. Le capitaine me dit enfin qu’il a une question à me faire, mais une question fort importante, à laquelle il me demande avec instance de répondre en toute vérité. Je tremblai presque à l’idée de la profondeur scientifique qu’allait avoir cette question ; on en jugera, la voici : — « Les femmes de Buenos-Ayres ne sont-elles pas les plus belles femmes qui soient au monde ? » Je lui répondis en véritable renégat : — « Certainement oui. » Il ajouta : — « J’ai une autre question à vous faire : Y a-t-il dans une autre partie du monde des femmes qui portent des peignes aussi grands que ceux qu’elles portent ? » Je lui affirmai solennellement que je n’en avais jamais rencontré. Ils étaient enchantés. Le capitaine s’écria : « Voyez ! un homme qui a vu la moitié du monde nous affirme qu’il en est ainsi ; nous l’avions toujours pensé, mais actuellement nous en sommes sûrs. » Mon excellent goût en fait de peignes et de beauté me valut une charmante réception ; le capitaine me força à prendre son lit et alla coucher sur son recado.

21 novembre. — Nous partons au lever du soleil et voyageons lentement pendant toute la journée. La nature géologique de cette partie de la province diffère du reste et ressemble beaucoup à celle des Pampas. Il y a en conséquence d’immenses champs de cardons aussi bien que de chardons ; on peut même dire que la région entière n’est qu’une grande plaine couverte de ces plantes, lesquelles, d’ailleurs, ne se mélangent jamais. Le cardon atteint à peu près la hauteur d’un cheval, mais le chardon des Pampas dépasse souvent en hauteur la tête du cavalier. Quitter la route un instant serait folie, mais souvent la route elle-même se trouve envahie. Bien entendu, il n’y a là aucun pâturage, et si bestiaux ou chevaux entrent dans un champ de chardons, impossible de les retrouver. Aussi est-il très-hasardeux de faire voyager des bestiaux pendant cette saison, car quand ils sont assez harassés pour ne vou-