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TAPALGUEN.

de Tapalguen, si on peut lui donner ce nom, consiste en une plaine parfaitement plate, parsemée, aussi loin que la vue peut s’étendre, des toldos ou huttes en forme de four, des Indiens. Les familles des Indiens alliés qui combattent dans les rangs de l’armée de Rosas résident ici. Nous rencontrons un grand nombre de jeunes indiennes montées, deux ou trois ensemble, sur le même cheval ; elles sont pour la plupart fort jolies, et on pourrait prendre leur teint si frais pour l’emblème de la santé. Outre les toldos, il y a trois ranchos : l’un est habité par le commandant, et les deux autres par des Espagnols qui tiennent de petites boutiques.

Je puis enfin acheter un peu de biscuit. Depuis plusieurs jours je ne mange absolument que de la viande ; ce nouveau régime ne me déplaît pas, mais il me semble que je ne pourrais le supporter qu’à condition de faire un violent exercice. J’ai entendu dire que des malades, en Angleterre, à qui on ordonne une nourriture exclusivement animale, peuvent à peine, même avec l’espoir de la vie, se résoudre à s’y soumettre. Cependant les Gauchos des Pampas ne mangent que du bœuf pendant des mois entiers. Mais j’ai observé qu’ils absorbent une grande proportion de gras, qui est de nature moins animale, et ils détestent tout particulièrement la viande sèche, telle que celle de l’agouti. Le docteur Richardson[1] a remarqué aussi que, « quand on s’est nourri exclusivement pendant longtemps de viande maigre, on éprouve un désir si irrésistible de manger du gras, qu’on peut en consommer une quantité considérable, même de gras huileux, sans éprouver de nausées » ; cela me paraît constituer un fait physiologique fort curieux. C’est peut-être comme conséquence de leur diète exclusivement animale que les Gauchos, comme tous les autres animaux carnivores, peuvent s’abstenir de nourriture pendant longtemps. On m’a affirmé qu’à Tandeel des soldats ont volontairement poursuivi une troupe d’Indiens, pendant trois jours, sans boire ni manger.

J’ai vu dans les boutiques bien des articles, tels que couvertures de cheval, ceintures et jarretières tissées par les femmes indiennes. Les dessins sont fort jolis et les couleurs brillantes. Le travail des jarretières est si parfait, qu’un négociant anglais à Buenos Ayres me soutenait qu’elles avaient dû être fabriquées en Angleterre ; il fallut, pour le convaincre, lui montrer que les glands étaient attachés avec des morceaux de nerfs fendus.

  1. Fauna Boreali-Americana, vol. I, p. 33.