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justesse M. Chauncey Wright[1], de l’emploi précoce de quelque simple forme de langage, — cette machine merveilleuse qui attache des noms à tous les objets, à toutes les qualités, et qui suscite des pensées que ne saurait produire la simple impression des sens, pensées qui, d’ailleurs, ne pourraient se développer sans le langage, en admettant que les sens les aient provoquées. Les aptitudes intellectuelles les plus élevées de l’homme, comme le raisonnement, l’abstraction, la conscience de soi, etc., sont la conséquence de l’amélioration continue des autres facultés mentales.

Le développement des qualités morales est un problème plus intéressant et plus difficile. Leur base se trouve dans les instincts sociaux, expression qui comprend les liens de la famille. Ces instincts ont une nature fort complexe, et, chez les animaux inférieurs, ils déterminent des tendances spéciales vers certains actes définis ; mais les plus importants de ces instincts sont pour nous l’amour et le sentiment spécial de la sympathie. Les animaux doués d’instincts sociaux se plaisent dans la société les uns des autres, s’avertissent du danger, et se défendent ou s’entr’aident d’une foule de manières. Ces instincts ne s’étendent pas à tous les individus de l’espèce, mais seulement à ceux de la même tribu. Comme ils sont fort avantageux à l’espèce, il est probable qu’ils ont été acquis par sélection naturelle.

Un être moral est celui qui peut se rappeler ses actions passées et apprécier leurs motifs, qui peut approuver les unes et désapprouver les autres. Le fait que l’homme est l’être unique auquel on puisse avec certitude reconnaître cette faculté, constitue la plus grande de toutes les distinctions qu’on puisse faire entre lui et les animaux. J’ai cherché à prouver dans le quatrième chapitre, que le sens moral résulte premièrement, de la nature des instincts sociaux toujours présents et persistants ; secondement, de l’influence qu’ont sur lui l’approbation et le blâme de ses semblables ; troisièmement, de l’immense développement de ses facultés mentales et de la vivacité avec laquelle les événements passés viennent se retracer à lui, et par ces derniers points il diffère complètement des autres animaux. Cette disposition d’esprit entraîne l’homme à regarder malgré lui en arrière et en avant, et à comparer les impressions des événements et des actes passés. Aussi, lorsqu’un désir, lorsqu’une passion temporaire l’emporte sur ses instincts sociaux, il réfléchit, il compare les impressions maintenant affaiblies de ces impulsions passées, avec l’instinct social toujours présent, et il éprouve alors

  1. Limits of Natural Selection, dans North American Review, Oct. 1870, p. 295.