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nelles. Elles font des routes, creusent des tunnels sous les rivières, ou les traversent au moyen de ponts temporaires qu’elles établissent en s’attachant les unes aux autres. Elles recueillent des aliments pour la tribu, et, lorsqu’on apporte au nid un objet trop gros pour y entrer, elles élargissent la porte, puis la reconstruisent à nouveau. Elles emmagasinent des graines qu’elles empêchent de germer ; si ces graines sont atteintes par l’humidité, elles les sortent du nid et les étendent au soleil pour les faire sécher. Elles élèvent des pucerons et d’autres insectes comme autant de vaches à lait. Elles sortent en bandes régulièrement organisées pour combattre, et n’hésitent pas à sacrifier leur vie pour le bien commun. Elles émigrent d’après un plan préconçu. Elles capturent des esclaves. Elles transportent les œufs de leurs pucerons, ainsi que leurs propres œufs et leurs cocons, dans les parties chaudes du nid, afin d’en faciliter l’éclosion. Nous pourrions ajouter encore une infinité de faits analogues[1]. En résumé, la différence entre les aptitudes mentales d’une fourmi et celles d’un coccus est immense ; cependant personne n’a jamais songé à les placer dans des classes, encore bien moins dans des règnes distincts. Cet intervalle est, sans doute, comblé par les aptitudes mentales intermédiaires d’une foule d’autres insectes ; ce qui n’est pas le cas entre l’homme et les singes supérieurs. Mais, nous avons toute raison de croire que les lacunes que présente la série ne sont que le résultat de l’extinction d’un grand nombre de formes intermédiaires.

Le professeur Owen, prenant pour base principale la conformation du cerveau, a divisé la série des mammifères en quatre sous-classes. Il en consacre une à l’homme et il place dans une autre les marsupiaux et les monotrèmes ; de sorte qu’il établit une distinction aussi complète entre l’homme et les autres mammifères, qu’entre ceux-ci et les deux derniers groupes réunis. Aucun naturaliste capable de porter un jugement indépendant n’ayant, que je sache, admis cette manière de voir, nous ne nous en occuperons pas davantage.

Il est facile de comprendre pourquoi une classification basée sur un seul caractère ou sur un seul organe, — fût-ce un organe aussi complexe et aussi important que le cerveau, — ou sur le grand développement des facultés mentales, doit presque certainement être

  1. M. Belt a cité (Naturalist in Nicaragua, 1874) les faits les plus intéressants qui aient jamais peut-être été publiés sur les fourmis. Voir l’intéressant ouvrage de M. Moggridge, Harvesting Ants, etc., 1873. Voir aussi l’excellent article de Georges Pouchet, l’Instinct chez les insectes (Revue des Deux Mondes, févr. 1870, p. 682).