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lection naturelle est réelle, s’élever encore plus haut sur l’échelle, augmenter en nombre et peupler toute l’Europe. Cette assertion découle de la supposition tacite si souvent faite à propos des conformations corporelles, c’est-à-dire de la prétendue tendance innée au développement continu de l’esprit et du corps. Mais toute espèce d’évolution progressive dépend du concours d’un grand nombre de circonstances favorables. La sélection naturelle n’agit jamais que d’une façon expérimentale. Certains individus, certaines races ont pu acquérir des avantages incontestables, et, cependant, périr faute de posséder certains autres caractères. Le manque de cohésion entre leurs nombreux petits États, le peu d’étendue de leur pays entier, la pratique de l’esclavage ou leur excessive sensualité, ont pu faire rétrograder les Grecs, qui n’ont succombé qu’après « s’être énervés et s’être corrompus jusqu’à la moelle[1]. » Les nations de l’Europe occidentale, qui actuellement dépassent si considérablement leurs ancêtres sauvages et se trouvent à la tête de la civilisation, ne doivent point leur supériorité à l’héritage direct des anciens Grecs, bien qu’ils doivent beaucoup aux œuvres écrites de ce peuple remarquable.

Qui peut dire positivement pourquoi la nation espagnole, si prépondérante autrefois, a été distancée dans la course ? Le réveil des nations européennes, au sortir du moyen âge, constitue un problème encore plus embarrassant à résoudre. Pendant le moyen âge, ainsi que le fait remarquer M. Galton[2], presque tous les hommes distingués, tous ceux qui se livraient à la culture de l’esprit, n’avaient d’autre refuge que l’Église, laquelle, exigeant le célibat, exerçait ainsi une influence funeste sur chaque génération successive. Pendant cette même période, l’Inquisition recherchait, avec un soin extrême, pour les enfermer ou pour les brûler, les hommes les plus indépendants et les plus hardis. En Espagne, par exemple, les hommes constituant l’élite de la nation, — ceux qui doutaient et interrogeaient, car sans le doute il n’y a pas de progrès, — furent éliminés pendant trois siècles à raison d’un millier par an. L’Église catholique a ainsi causé un mal incalculable, bien que ce mal ait été, sans doute, contre-balancé, jusqu’à un certain point, peut-être même dans une grande mesure, par certains autres avantages. L’Europe n’en a pas moins progressé avec une rapidité incroyable.

  1. M. Greg, Fraser’s Magazine, sept. 1868, p. 357.
  2. Hereditary Genius, pp. 357-359. Le Rév. F.-H. Farrar (Fraser’s Mag., août 1870, p. 257) soutient une thèse contraire. Sir C. Lyell avait déjà (Principles of Geology, vol. II, 1868, p. 489), dans un passage frappant, appelé l’attention sur l’influence fâcheuse qu’a exercée la Sainte Inquisition en abaissant, par sélection, le niveau général de l’intelligence en Europe.