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Mais, on peut se demander comment un grand nombre d’individus, dans le sein d’une même tribu, ont d’abord acquis ces qualités sociales et morales, et comment le niveau de la perfection s’est graduellement élevé ? Il est fort douteux que les descendants des parents les plus sympathiques, les plus bienveillants et les plus fidèles à leurs compagnons, aient surpassé en nombre ceux des membres égoïstes et perfides de la même tribu. L’individu prêt à sacrifier sa vie plutôt que de trahir les siens, comme maint sauvage en a donné l’exemple, ne laisse souvent pas d’enfants pour hériter de sa noble nature. Les hommes les plus braves, les plus ardents à s’exposer aux premiers rangs de la mêlée, et qui risquent volontiers leur vie pour leurs semblables, doivent même, en moyenne, succomber en plus grande quantité que les autres. Il semble donc presque impossible (il faut se rappeler que nous ne parlons pas ici d’une tribu victorieuse sur une autre tribu) que la sélection naturelle, c’est-à-dire la persistance du plus apte, puisse augmenter le nombre des hommes doués de ces vertus, ou le degré de leur perfection.

Bien que les circonstances qui tendent à amener une augmentation constante des hommes éminemment doués dans une même tribu soient trop complexes pour que nous songions à les étudier ici, nous pouvons cependant indiquer quelques-unes des phases probablement parcourues. Et d’abord, à mesure qu’augmentent la raison et la prévoyance des membres de la tribu, chacun apprend bientôt par expérience que, s’il aide ses semblables, ceux-ci l’aideront à leur tour. Ce mobile peu élevé pourrait déjà faire prendre à l’individu l’habitude d’aider ses semblables. Or la pratique habituelle des actes bienveillants fortifie certainement le sentiment de la sympathie, laquelle imprime la première impulsion à la bonne action. En outre, les habitudes observées pendant beaucoup de générations tendent probablement à devenir héréditaires.

Il est, d’ailleurs, une autre cause bien plus puissante encore pour stimuler le développement des vertus sociales, c’est l’approbation et le blâme de nos semblables. L’instinct de la sympathie, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, nous pousse à approuver ou à blâmer les actions de nos semblables ; il nous fait désirer les éloges et redouter le blâme ; or la sélection naturelle a sans doute développé primitivement cet instinct, comme elle a développé tous les autres instincts sociaux. Il est, bien entendu, impossible de dire à quelle antique période du développement de l’espèce humaine la louange ou le blâme exprimé par leurs semblables a pu affecter ou entraîner les ancêtres de l’homme. Mais il paraît que