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leur esprit. Ils pourraient affirmer qu’ils sont prêts à aider de bien des manières leurs camarades de la même troupe, à risquer leur vie pour eux, et à se charger des orphelins ; mais ils seraient forcés de reconnaître qu’ils ne comprennent même pas cet amour désintéressé pour toutes les créatures vivantes qui constitue le plus noble attribut de l’homme.

Néanmoins, si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré, et non d’espèce. Nous avons vu que des sentiments, des intuitions, des émotions et des facultés diverses, telles que l’amitié, la mémoire, l’attention, la curiosité, l’imitation, la raison, etc., dont l’homme s’enorgueillit, peuvent s’observer à un état naissant, ou même parfois à un état assez développé, chez les animaux inférieurs. Ils sont, en outre, susceptibles de quelques améliorations héréditaires, ainsi que nous le prouve la comparaison du chien domestique avec le loup ou le chacal. Si l’on veut soutenir que certaines facultés, telles que la conscience, l’abstraction, etc., sont spéciales à l’homme, il se peut fort bien qu’elles soient les résultats accessoires d’autres facultés intellectuelles très développées, qui elles-mêmes dérivent principalement de l’usage continu d’un langage arrivé à la perfection. À quel âge l’enfant nouveau-né acquiert-il la faculté de l’abstraction ? À quel âge commence-t-il à avoir conscience de lui-même, et à réfléchir sur sa propre existence ? Nous ne pouvons pas plus répondre à cette question que nous ne pouvons expliquer l’échelle organique ascendante. Le langage, ce produit moitié de l’art, moitié de l’instinct, porte encore l’empreinte de son évolution graduelle. La sublime croyance à un Dieu n’est pas universelle chez l’homme ; celle à des agents spirituels actifs résulte naturellement de ses autres facultés mentales. C’est le sens moral qui constitue peut-être la ligne de démarcation la plus nette entre l’homme et les autres animaux, mais je n’ai rien à ajouter sur ce point, puisque j’ai essayé de prouver que les instincts sociaux, — base fondamentale de la morale humaine[1], — auxquels viennent s’adjoindre les facultés intellectuelles actives et les effets de l’habitude, conduisent naturellement à la règle : « Fais aux hommes ce que tu voudrais qu’ils te fissent à toi-même ; » principe sur lequel repose toute la morale.

Je ferai, dans le chapitre suivant, quelques remarques sur les causes probables qui ont amené le développement graduel des diverses facultés morales et mentales de l’homme et sur les diffé-

  1. Pensées de Marc-Aurèle, p. 139.