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gré, ce dont on ne peut douter, les vertus qui sont utiles et même nécessaires à l’existence d’une famille et d’une tribu.


Conclusions. — Les philosophes de l’école de la morale « dérivée[1] » ont admis d’abord que la morale repose sur une forme de l’égoïsme ; mais, plus récemment, ils ont mis en avant le « principe du plus grand bonheur. » Il serait toutefois plus correct de considérer ce dernier principe comme la sanction plutôt que comme le motif de la conduite. Néanmoins tous les écrivains dont j’ai consulté les ouvrages pensent, à très peu d’exceptions près[2], que chaque action procède d’un motif distinct, lequel doit être toujours relié à quelque plaisir ou à quelque peine. Mais il me semble que l’homme agit souvent par impulsion, c’est-à-dire en vertu de l’instinct ou d’une longue habitude, sans avoir conscience d’un plaisir, probablement de la même façon qu’une abeille ou une fourmi quand elle obéit aveuglément à ses instincts. Dans un moment de grand péril, dans un incendie par exemple, il est bien difficile de soutenir que l’homme qui, sans un instant d’hésitation, essaye de sauver un de ses semblables, ressent un plaisir quelconque ; il n’a certes pas non plus le temps de réfléchir sur le chagrin qu’il pourrait ressentir plus tard s’il n’avait pas fait tous ses efforts pour sauver son semblable. S’il réfléchit plus tard à sa propre conduite, il reconnaît certainement qu’il y a en lui une force impulsive absolument indépendante de la recherche du plaisir ou du bonheur ; or cette force semble être l’instinct social dont il est si profondément imprégné.

Quand il s’agit des animaux inférieurs, il semble beaucoup plus

  1. Terme employé dans un excellent article, Wesminster Review, oct. 1869, p. 498. Pour le principe du plus Grand Bonheur, voir J.-S. Mill, Utilitarianism, p. 17.
  2. Mill reconnaît (System of Logic, vol. II, p. 422) de la façon la plus absolue que l’habitude peut pousser à une action, sans qu’il y ait aucune anticipation de plaisir. De son côté, M. H. Sidgwick, dans son article sur le plaisir et le désir (Contemporary Review, avril 1872, p. 671), s’exprime en ces termes : « En un mot, contrairement à l’hypothèse en vertu de laquelle nos impulsions actives conscientes sont toujours dirigées vers la production de sensations agréables en nous-mêmes, je suis disposé à soutenir que nous éprouvons souvent des impulsions conscientes, généreuses, dirigées vers quelque chose qui n’est certainement pas le plaisir ; que, dans bien des cas, l’impulsion est si peu compatible avec notre égoïsme que les deux sentiments ne peuvent pas facilement coexister au moment où nous sommes conscients. » Le sentiment, je suis même tenté de le croire, que nos impulsions ne procèdent pas toujours de l’attente d’un plaisir immédiat ou futur a été une des principales causes qui ont fait adopter l’hypothèse intuitive de la morale et rejeter l’hypothèse utilitaire ou du plus grand bonheur. Quant à cette dernière hypothèse, on a sans doute souvent confondu entre la sanction et le motif de la conduite, mais ces deux termes se confondent réellement dans une certaine mesure.