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à s’étendre aux femmes non mariées. Nous pouvons juger, par ce qui se passe maintenant encore, combien elle s’est peu étendue au sexe mâle. La chasteté exige beaucoup d’empire sur soi ; aussi a-t-elle été honorée, dès une époque très reculée, dans l’histoire morale de l’homme civilisé. En conséquence de ce fait, on a considéré, dès une haute antiquité, la pratique absurde du célibat comme une vertu[1]. L’horreur de l’indécence, qui nous paraît si naturelle que nous sommes disposés à la croire innée, et qui constitue un aide essentiel à la chasteté, est une vertu essentiellement moderne, qui appartient exclusivement, ainsi que le fait observer sir G. Staunton[2], à la vie civilisée. C’est ce que prouvent les anciens rites religieux de diverses nations, les dessins qui couvrent les murs de Pompéi et les coutumes de beaucoup de sauvages.

Nous venons donc de voir que les sauvages, et il en a probablement été de même pour les hommes primitifs, ne regardent les actions comme bonnes ou mauvaises qu’autant qu’elles affectent d’une manière apparente le bien-être de la tribu, — non celui de l’espèce, ni celui de l’homme considéré comme membre individuel de la tribu. Cette conclusion concorde avec l’hypothèse que le sens, dit moral, dérive primitivement des instincts sociaux, car tous deux se rapportent d’abord exclusivement à la communauté. Les causes principales du peu de moralité des sauvages, considérée à notre point de vue, sont, premièrement, la restriction de la sympathie à la même tribu ; secondement, l’insuffisance du raisonnement, ce qui ne leur permet pas de comprendre la portée que peuvent avoir beaucoup de vertus, surtout les vertus individuelles, sur le bien-être général de la tribu. Les sauvages, par exemple, ne peuvent se rendre compte des maux multiples qu’engendre le défaut de tempérance, de chasteté, etc. Troisièmement, un faible empire sur soi-même, cette aptitude n’ayant pas été fortifiée par l’action longtemps continuée, peut-être héréditaire, de l’habitude, de l’instruction et de la religion.

Je suis entré dans les détails précédents sur l’immoralité des sauvages[3], parce que quelques auteurs ont récemment fait un grand éloge de leur nature morale, et ont attribué la plupart de leurs crimes à une bienveillance exagérée[4]. Ces auteurs tirent leurs arguments de ce que les sauvages possèdent souvent à un haut de-

  1. Lecky, History of European Morals, 1869, I, p. 109.
  2. Embassy to China, II, p. 348.
  3. Voir sur ce point les preuves nombreuses contenues dans sir J. Lubbock, Origin of Civilisation, 1870, chap. vii.
  4. Lecky, par exemple, Hist. of Europ. Morals, vol. I, p. 124.