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pour faire son long voyage de plusieurs milliers de kilomètres, ait pu ressentir une joie quelconque en se mettant en route. Quelques instincts dérivent seulement de sentiments pénibles, tels que la crainte, qui conduit à la conservation de soi-même, ou qui met en garde contre certains ennemis. Je crois que personne ne peut analyser les sensations du plaisir ou de la peine. Il est toutefois probable que, dans beaucoup de cas, les instincts se perpétuent par la seule force de l’hérédité, sans le stimulant du plaisir ou de la peine. Un jeune chien d’arrêt, flairant le gibier pour la première fois, semble ne pas pouvoir s’empêcher de tomber en arrêt. L’écureuil dans sa cage, qui cherche à enterrer les noisettes qu’il ne peut manger, n’est certainement pas poussé à cet acte par un sentiment de peine ou de plaisir. Il en résulte que l’opinion commune qui veut que l’homme n’accomplisse une action que sous l’influence d’un plaisir ou d’une peine, peut être erronée. Bien qu’une habitude puisse devenir aveugle ou involontaire, abstraction faite de toute impression de plaisir ou de peine éprouvée sur le moment, il n’en est pas moins vrai que la suppression brusque et forcée de cette habitude entraîne, en général, un vague sentiment de regret.

On a souvent affirmé que les animaux sont d’abord devenus sociables, et que, en conséquence, ils éprouvent du chagrin lorsqu’ils sont séparés les uns des autres, et ressentent de la joie lorsqu’ils sont réunis ; mais il est bien plus probable que ces sensations se sont développées les premières, pour déterminer les animaux qui pouvaient tirer un parti avantageux de la vie en société à s’associer les uns aux autres ; de même que le sentiment de la faim et le plaisir de manger ont été acquis d’abord pour engager les animaux à se nourrir. L’impression de plaisir que procure la société est probablement une extension des affections de parenté ou des affections filiales ; on peut attribuer cette extension principalement à la sélection naturelle, et peut-être aussi, en partie, à l’habitude. Car, chez les animaux pour lesquels la vie sociale est avantageuse, les individus qui trouvent le plus de plaisir à être réunis peuvent le mieux échapper à divers dangers, tandis que ceux qui s’inquiètent moins de leurs camarades et qui vivent solitaires, doivent périr en plus grand nombre. Il est inutile de spéculer sur l’origine de l’affection des parents pour leurs enfants et de ceux-ci pour leurs parents ; ces affections constituent évidemment la base des affections sociales ; mais nous pouvons admettre qu’elles ont été, dans une grande mesure, produites par la sélection naturelle. On peut, presque certainement, en effet, attribuer à la sélection naturelle le sentiment extraordinaire et tout opposé de la haine entre les parents