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des animaux inférieurs peut jeter quelque lumière sur une des plus hautes facultés psychiques de l’homme.

La proposition suivante me paraît avoir un haut degré de probabilité : un animal quelconque, doué d’instincts sociaux prononcés[1], en comprenant, bien entendu, au nombre de ces instincts, l’affection des parents pour leurs enfants et celle des enfants pour leurs parents, acquerrait inévitablement un sens moral ou une conscience, aussitôt que ses facultés intellectuelles se seraient développées aussi complètement ou presque aussi complètement qu’elles le sont chez l’homme. Premièrement, en effet, les instincts sociaux poussent l’animal à trouver du plaisir dans la société de ses semblables, à éprouver une certaine sympathie pour eux, et à leur rendre divers services. Ces services peuvent avoir une nature définie et évidemment instinctive ; ou n’être qu’une disposition ou qu’un désir qui pousse à les aider d’une manière générale, comme cela arrive chez les animaux sociables supérieurs. Ces sentiments et ces services ne s’étendent nullement, d’ailleurs, à tous les individus appartenant à la même espèce, mais seulement à ceux qui font partie de la même association. Secondement : une fois les facultés intellectuelles hautement développées, le cerveau de chaque individu est constamment rempli par l’image de toutes ses actions passées et par les motifs qui l’ont poussé à agir comme il l’a fait ; or il doit éprouver ce sentiment de regret qui résulte invariablement d’un instinct auquel il n’a pas été satisfait, ainsi que nous le verrons plus loin, chaque fois qu’il s’aperçoit que l’instinct social actuel et persistant

  1. Sir B. Brodie, après avoir fait observer (Psychological Enquiries, 1854, p. 192) que l’homme est un animal sociable, pose une importante question : « Ceci ne devrait-il pas trancher la discussion sur l’existence du sens moral ? » Des idées analogues ont dû venir à beaucoup de personnes, comme cela est arrivé, il y a longtemps, à Marc-Aurèle. M. J.-S. Mill, dans son célèbre ouvrage, Utilitarianism (1864, p. 46), parle du sentiment social comme « d’un puissant sentiment naturel », et le considère comme « la base naturelle du sentiment de la moralité utilitaire ». Puis il ajoute : « Comme toutes les autres facultés acquises auxquelles j’ai déjà fait allusion, la faculté morale, si elle ne fait pas partie de notre nature, en est, pour ainsi dire, une excroissance naturelle, susceptible dans une certaine mesure de surgir spontanément comme toutes les autres facultés. » Mais, contrairement à cette assertion, il fait aussi remarquer que « si, comme je le crois, les sentiments moraux ne sont pas innés, mais acquis, ils n’en sont pas pour cela moins naturels. » Ce n’est pas sans hésitation que j’ose avoir un avis contraire à celui d’un penseur si profond, mais on ne peut guère contester que les sentiments sociaux sont instinctifs ou innés chez les animaux inférieurs ; pourquoi donc ne le seraient-ils pas chez l’homme ? M. Bain (the Emotions and the Will, 1865, p. 481) et d’autres croient que chaque individu acquiert le sens moral pendant le cours de sa vie. Ceci est au moins fort improbable étant donnée la théorie générale de l’évolution. Il me semble que M. Mill a commis une erreur fâcheuse en n’admettant pas la transmission héréditaire des qualités mentales.