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pas avoir plus d’influence sur son esprit que les rêves d’un chien n’en ont sur le sien.

Un petit fait, que j’ai eu occasion d’observer chez un chien qui m’appartenait, peut faire comprendre la tendance qu’ont les sauvages à s’imaginer que des essences spirituelles vivantes sont la cause déterminante de toute vie et de tout mouvement. Mon chien, animal assez âgé et très raisonnable, était couché sur le gazon un jour que le temps était très chaud et très lourd ; à quelque distance de lui se trouvait une ombrelle ouverte que la brise agitait de temps en temps ; il n’eût certainement fait aucune attention à ces mouvements de l’ombrelle si quelqu’un eût été auprès. Or, chaque fois que l’ombrelle bougeait, si peu que ce fût, le chien se mettait à gronder et à aboyer avec fureur. Un raisonnement rapide, inconscient, devait dans ce moment traverser son esprit ; il se disait, sans doute, que ce mouvement sans cause apparente, indiquait la présence de quelque agent étranger, et il aboyait pour chasser l’intrus qui n’avait aucun droit à pénétrer dans la propriété de son maître.

Il n’y a qu’un pas, facile à franchir, de la croyance aux esprits à celle de l’existence d’un ou de plusieurs dieux. Les sauvages, en effet, attribuent naturellement aux esprits les mêmes passions, la même soif de vengeance, forme la plus simple de la justice, les mêmes affections que celles qu’ils éprouvent eux-mêmes. Les Fuégiens paraissent, sous ce rapport, se trouver dans un état intermédiaire, car lorsque, à bord du Beagle, le chirurgien tua quelques canards pour enrichir sa collection, Yorck Minster s’écria de la manière la plus solennelle : « Oh ! M. Bynoe, beaucoup de pluie, beaucoup de neige, beaucoup de vent ; » c’était évidemment là pour lui la punition qui devait nous atteindre, car nous avions gaspillé des aliments propres à la nourriture de l’homme. Ainsi, il nous racontait que son frère ayant tué un « sauvage », les orages avaient longtemps régné, et qu’il était tombé beaucoup de pluie et de neige. Et cependant les Fuégiens ne croyaient à rien que nous puissions appeler un Dieu, et ne pratiquaient aucune cérémonie religieuse ; Jemmy Button soutenait résolument, avec un juste orgueil, qu’il n’y avait pas de diables dans son pays. Cette dernière assertion est d’autant plus remarquable, que les sauvages croient bien plus facilement aux mauvais esprits qu’aux bons.

Le sentiment de la dévotion religieuse est très complexe ; il se compose d’amour, d’une soumission complète à un être mystérieux et supérieur, d’un vif sentiment de dépendance[1], de crainte, de

  1. Voir un article remarquable sur les Éléments psychiques de la religion, par M.-L. Owen Pike, dans Anthropological Review, avril 1870, p. lxiii.