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par des cris inarticulés, ce qui est surtout vrai pour l’expression des sentiments les plus simples et les plus vifs, qui ont peu de rapports avec ce qu’il y a de plus élevé dans notre intelligence. Nos cris de douleur, de crainte, de surprise, de colère, joints aux gestes qui leur sont appropriés, le babillage de la mère avec son enfant chéri, sont plus expressifs que n’importe quelles paroles. Ce qui distingue l’homme des animaux inférieurs, ce n’est pas la faculté de comprendre les sons articulés, car, comme chacun le sait, les chiens comprennent bien des mots et bien des phrases. Sous ce rapport les chiens se trouvent dans le même état de développement que les enfants, âgés de dix à douze mois, qui comprennent bien des mots et bien des phrases, mais qui ne peuvent pas encore prononcer un seul mot. Ce n’est pas la faculté d’articuler, car le perroquet et d’autres oiseaux possèdent cette faculté. Ce n’est pas, enfin, la simple faculté de rattacher des sons définis à des idées définies, car il est évident que certains perroquets qui ont appris à parler appliquent sans se tromper le mot propre à certaines choses et rattachent les personnes aux événements[1]. Ce qui distingue l’homme des animaux inférieurs, c’est la faculté infiniment plus grande qu’il possède d’associer les sons les plus divers aux idées les plus différentes, et cette faculté dépend évidemment du développement extraordinaire de ses facultés mentales.

Un des fondateurs de la noble science de la philologie, Horne Tooke, remarque que le langage est un art, au même titre que l’art de fabriquer de la bière ou du pain ; il me semble, toutefois, que l’écriture eût été un terme de comparaison bien plus convenable. Le langage n’est certainement pas un instinct dans le sens propre du mot, car tout langage doit être appris. Il diffère beaucoup, cependant, de tous les arts ordinaires en ce que l’homme a une tendance instinctive à parler, comme nous le prouve le babillage des jeunes enfants, tandis qu’aucun enfant n’a de tendance ins-

  1. J’ai reçu à cet égard plusieurs communications très détaillées. L’amiral sir J. Sulivan, que je connais pour un observateur très soigneux, m’assure qu’un perroquet qui est resté très longtemps dans la maison de son père, appelait par leur nom certains membres de la famille et certains visiteurs assidus. Il disait « Bonjour » à quiconque venait déjeuner et « Bonsoir » aux personnes qui quittaient le soir la chambre où il se trouvait ; il ne fit jamais aucune erreur à cet égard. Il ajoutait au bonjour qu’il adressait au père de sir J. Sulivan, une courte phrase qu’il ne répéta plus après la mort de son maître. Ce perroquet rabroua d’étrange façon un chien étranger qui pénétra dans la chambre par la fenêtre ouverte, ainsi qu’un autre perroquet qui, sorti de sa cage, alla manger des pommes sur la table de la cuisine. Voir aussi, sur les perroquets, Houzeau, Op. cit., vol. II, p. 309. Le docteur A. Moschkau m’apprend qu’il a connu un sansonnet qui disait en allemand « bonjour » et « bonsoir » selon les cas sans jamais se tromper. Je pourrais ajouter beaucoup d’autres exemples.