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nant sur ses pas, rencontra l’oiseau mort : « Il s’arrêta, évidemment très embarrassé, et, après une ou deux tentatives, voyant qu’il ne pouvait pas relever la perdrix morte sans risquer de lâcher celle qui vivait encore, il tua résolument cette dernière et les rapporta toutes les deux. C’était la première fois que ce chien avait volontairement détruit une pièce de gibier. » C’est là, sans contredit, une preuve de raison, bien qu’imparfaite, car le chien aurait pu rapporter d’abord l’oiseau blessé, puis retourner chercher l’oiseau mort, comme dans le cas précédent relatif aux deux canards sauvages. Je cite ces exemples parce qu’ils reposent sur deux témoignages indépendants l’un de l’autre, et parce que, dans les deux cas, les chiens, après mûre délibération, ont violé une habitude héréditaire chez eux, celle de ne pas tuer le gibier qu’ils ramassent ; or, il faut que la faculté du raisonnement ait été chez eux bien puissante pour les amener à vaincre une habitude fixe.

J’emprunte un dernier exemple à l’illustre Humboldt[1]. Les muletiers de l’Amérique du Sud disent : « Je ne vous donnerai pas la mule dont le pas est le plus agréable, mais la mas racional, — celle qui raisonne le mieux ; » et Humboldt ajoute : « Cette expression populaire, dictée par une longue expérience, démolit le système des machines animées, mieux peut-être que ne le feraient tous les arguments de la philosophie spéculative. » Néanmoins quelques écrivains nient encore aujourd’hui que les animaux supérieurs possèdent un atome de raison ; ils essaient de faire passer pour de simples contes à dormir debout les faits tels que ceux précédemment cités[2].

Nous avons, je crois, démontré que l’homme et les animaux supérieurs, les primates surtout, ont quelques instincts communs. Tous possèdent les mêmes sens, les mêmes intuitions, éprouvent les mêmes sensations ; ils ont des passions, des affections et des émotions semblables, même les plus compliquées, telles que la jalousie, la méfiance, l’émulation, la reconnaissance et la magnanimité, ils aiment à tromper et à se venger ; ils redoutent le ridi-

  1. Personnal Narrative, t. III, p. 106.
  2. Je suis heureux de voir qu’un penseur aussi distingué que M. Leslie Stephen (Darwinism and Divinity, Essays on Free-thinking, 1873, p. 80), parlant de la prétendue barrière infranchissable qui existe entre l’homme et les animaux inférieurs, s’exprime en ces termes : « Il nous semble, en vérité, que la ligne de démarcation qu’on a voulu établir ne repose sur aucune base plus solide qu’un grand nombre de distinctions métaphysiques ; on suppose, en effet, que dès que l’on peut donner à deux choses deux noms différents, ces deux choses doivent avoir des natures essentiellement différentes. Il est difficile de comprendre que quiconque a possédé ou vu un éléphant puisse avoir le moindre doute sur la faculté qu’ont ces animaux de déduire des raisonnements. »