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considérablement de tous les autres animaux par le développement de ses facultés mentales que cette conclusion doit être erronée. Il n’y a aucun doute que, sous ce rapport, la différence ne soit immense, en admettant même que nous ne comparions au singe le mieux organisé qu’un sauvage de l’ordre le plus infime, qui n’a point de mots pour indiquer un nombre dépassant quatre, qui ne sait employer aucun terme abstrait pour désigner les objets les plus communs ou pour exprimer les affections les plus chères[1]. La différence, sans doute, resterait encore immense si même on comparait le sauvage à un des singes supérieurs, amélioré, civilisé, amené par l’éducation à occuper, par rapport aux autres singes, la position que le chien occupe aujourd’hui par rapport à ses ancêtres primordiaux, le loup ou le chacal. On range les Fuégiens parmi les barbares les plus grossiers ; cependant, j’ai toujours été surpris, à bord du vaisseau le Beagle, de voir combien trois naturels de cette race, qui avaient vécu quelques années en Angleterre et parlaient un peu la langue de ce pays, nous ressemblaient au point de vue du caractère et de la plupart des facultés intellectuelles. Si aucun être organisé, l’homme excepté, n’avait possédé quelques facultés de cet ordre, ou que ces facultés eussent été chez ce dernier d’une nature toute différente de ce qu’elles sont chez les animaux inférieurs, jamais nous n’aurions pu nous convaincre que nos hautes facultés sont la résultante d’un développement graduel. Mais on peut facilement démontrer qu’il n’existe aucune différence fondamentale de ce genre. Il faut bien admettre aussi qu’il y a un intervalle infiniment plus considérable entre les facultés intellectuelles d’un poisson de l’ordre le plus inférieur, tel qu’une lamproie ou un amphioxus, et celles de l’un des singes les plus élevés, qu’entre les facultés intellectuelles de celui-ci et celles de l’homme ; cet intervalle est, cependant, comblé par d’innombrables gradations.

D’ailleurs, à ne considérer que l’homme, la distance n’est-elle pas immense au point de vue moral entre un sauvage, tel que celui dont parle l’ancien navigateur Byron, qui écrasa son enfant contre un rocher parce qu’il avait laissé tomber un panier plein d’oursins, et un Howard ou un Clarkson ; au point de vue intellectuel, entre un sauvage qui n’emploie aucun terme abstrait, et un Newton ou un Shakespeare ? Les gradations les plus délicates relient les différences de ce genre, qui existent entre les hommes les plus éminents des races les plus élevées et les sauvages les plus grossiers. Il est donc possible que ces facultés intellectuelles ou mo-

  1. Voir les preuves sur ces points dans Lubbock, Prehistoric Times, p. 354, etc.