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  Insectes neutres et stériles. 309

observant soigneusement quels individus, taureaux et vaches, produisent, par leur accouplement, les bœufs aux cornes les plus longues, bien qu’aucun bœuf ne puisse jamais propager son espèce. Voici, d’ailleurs, un excellent exemple : selon M. Verlot, quelques variétés de la giroflée annuelle double, ayant été longtemps soumises à une sélection convenable, donnent toujours, par semis, une forte proportion de plantes portant des fleurs doubles et entièrement stériles, mais aussi quelques fleurs simples et fécondes. Ces dernières fleurs seules assurent la propagation de la variété, et peuvent se comparer aux fourmis fécondes mâles et femelles, tandis que les fleurs doubles et stériles peuvent se comparer aux fourmis neutres de la même communauté. De même que chez les variétés de la giroflée, la sélection, chez les insectes vivant en société, exerce son action non sur l’individu, mais sur la famille, pour atteindre un résultat avantageux. Nous pouvons donc conclure que de légères modifications de structure ou d’instinct, en corrélation avec la stérilité de certains membres de la colonie, se sont trouvées être avantageuses à celles-ci ; en conséquence, les mâles et les femelles fécondes ont prospéré et transmis à leur progéniture féconde là même tendance à produire des membres stériles présentant les mêmes modifications. C’est grâce à la répétition de ce même procédé que s’est peu à peu accumulée la prodigieuse différence qui existe entre les femelles stériles et les femelles fécondes de la même espèce, différence que nous remarquons chez tant d’insectes vivant en société.

Il nous reste à aborder le point le plus difficile, c’est-à-dire le fait que les neutres, chez diverses espèces de fourmis, diffèrent non seulement des mâles et des femelles fécondes, mais encore diffèrent les uns des autres, quelquefois à un degré presque incroyable, et au point de former deux ou trois castes. Ces castes ne se confondent pas les unes avec les autres, mais sont parfaitement bien définies, car elles sont aussi distinctes les unes des autres que peuvent l’être deux espèces d’un même genre, ou plutôt deux genres d’une même famille. Ainsi, chez les Eciton, il y a des neutres ouvriers et soldats, dont les mâchoires et les instincts diffèrent extraordinairement ; chez les Cryptocerus, les ouvrières d’une caste portent sur la tête un curieux bouclier,