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  Instincts spéciaux. 295


Je ne prétends point faire de conjectures sur l’origine de cet instinct de la Formica sanguinea. Mais, ainsi que je l’ai observé, les fourmis non esclavagistes emportent quelquefois dans leur nid des nymphes d’autres espèces disséminées dans le voisinage, et il est possible que ces nymphes, emmagasinées dans le principe pour servir d’aliments, aient pu se développer ; il est possible aussi que ces fourmis étrangères élevées sans intention, obéissant à leurs instincts, aient rempli les fonctions dont elles étaient capables. Si leur présence s’est trouvée être utile à l’espèce qui les avait capturées — s’il est devenu plus avantageux pour celle-ci de se procurer des ouvrières au dehors plutôt que de les procréer — la sélection naturelle a pu développer l’habitude de recueillir des nymphes primitivement destinées à servir de nourriture, et l’avoir rendue permanente dans le but bien différent d’en faire des esclaves. Un tel instinct une fois acquis, fût-ce même à un degré bien moins prononcé qu’il ne l’est chez la Formica sanguinea en Angleterre — à laquelle, comme nous l’avons vu, les esclaves rendent beaucoup moins de services qu’ils n’en rendent à la même espèce en Suisse — la sélection naturelle a pu accroître et modifier cet instinct, à condition, toutefois, que chaque modification ait été avantageuse à l’espèce, et produire enfin une fourmi aussi complètement placée sous la dépendance de ses esclaves que l’est la Formica rufescens.

Instinct de la construction des cellules chez l’abeille. — Je n’ai pas l’intention d’entrer ici dans des détails très circonstanciés, je me contenterai de résumer les conclusions auxquelles j’ai été conduit sur ce sujet. Qui peut examiner cette délicate construction du rayon de cire, si parfaitement adapté à son but, sans éprouver un sentiment d’admiration enthousiaste ? Les mathématiciens nous apprennent que les abeilles ont pratiquement résolu un problème des plus abstraits, celui de donner à leurs cellules, en se servant d’une quantité minima de leur précieux élément de construction, la cire, précisément la forme capable de contenir le plus grand volume de miel. Un habile ouvrier, pourvu d’outils spéciaux, aurait beaucoup de peine à construire des cellules en cire identiques à celles qu’exécutent une foule d’abeilles travaillant dans une ruche obscure. Qu’on leur accorde tous les instincts qu’on voudra, il semble incompréhensible que les abeilles