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LETTRES SUR L’INDE

furieux le déchirent en travers ; les voix se perdent au lointain.

Le chemin de fer passe le pont d’Attock à minuit ; malgré moi, je m’endormis vers dix heures. Le bruit sourd du train sur le pont de fer me réveilla ; j’entr’ouvris des yeux troublés : c’était à ma gauche un filet d’argent, étroit comme la Seine au pont Marie, et un croissant qui ruisselait du ciel sur des roches bizarres et hautes. La lune tombait sur Notre-Dame, et j’entends passer sur le pont le pas serré des légions d’Alexandre.

Je revenais par la même route, six semaines plus tard. J’avais gardé le regret et l’espoir de cette vision d’un instant, et depuis des jours je rêvais au pont d’Attock. J’approchai, le cœur tremblant. C’était encore la nuit, mais la nuit couverte, sans lune, quelques étoiles, quelques éclairs dans des nuages noirs. J’étouffai un cri de dépit et fermai les yeux pour garder tout entière ma vision du 25 mars et ne les rouvris que bien loin de l’Indus. Quand les choses que l’on aimait changent, il faut s’éloigner en fermant les yeux, pour toujours les revoir telles qu’on les a vues dans les belles heures du passé.