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I. — LE PONT D’ATTOCK

dont elle éteint tous les astres. Seul, à l’Occident, un coin tremble, et fourmille d’étoiles qui dardent des lances de magnésium incandescent. Le reste du ciel est vide, et noyé dans une lumière brumeuse où la mer va se fondre au lointain dans un seul et même rêve. Peu à peu, les vagues s’allument ; le jet de vapeur aux flancs du navire projette d’immenses éventails de nacre : et voici que la nacre devient émeraude, une tremblée d’émeraudes sur la crête des vagues, et, à l’arrière, au sillage, un ruisseau de perles vertes, une traînée de robe de reine, où tout Golconde s’est épanché ; par instant, sur une ondulation plus lointaine et obscure, éclate une longue fusée verte. Et la croix du Sud monte à l’horizon vers l’heure de minuit, et c’est au ciel et sur les eaux une orgie de diamants et de joyaux, à parer toutes les reines du monde, de la reine de Saba à Cléopâtre et de Cléopâtre à Nour Mahal. Oh ! qui serait assez abandonné de Dieu pour regretter, fût-ce un instant, dans cette ombre et cette lumière, dans ce silence et ce murmure, la chandelle fumeuse des salons et le son vulgaire des voix humaines ? — Le soleil se lève : tout s’est évanoui, éteint, apaisé, et, sous une atmosphère étouffée, le navire coule dans une mer sans remous, immobile et douce comme un Nirvâna.