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XVIII
LETTRES SUR L’INDE

époux fictifs meurt avant le mariage réel, la petite veuve appartiendra à tout jamais à l’ombre de ce mort qu’elle n’a jamais connu. Il y a dans l’Inde cinq millions de ces malheureuses qui se demandent, comme la fille de l’Arabe avant Mahomet, « pour quel crime elles ont été enterrées vivantes. » Un homme, un apôtre, Malabari, s’est levé contre cette horreur séculaire : seul, pauvre et malade, il a entrepris la lutte contre l’égoïsme et la superstition de toute une race, et a porté d’un bout de l’Inde à l’autre la protestation indignée de la conscience et de la pitié : pas un politicien ne s’est joint à lui ; le supplice de cinq millions de femmes, qu’importe ? La femme n’est-elle pas faite pour le plaisir de l’homme ? Et les gens modérés ont dit : « Ne touchez pas à la famille ! » Et les gens profonds ont dit : « Ne tarissez pas les sources du sacrifice » ; et avec tout son anglais, toute sa presse, tous ses faiseurs de constitutions radicales, l’Inde nouvelle reste enfoncée aussi profondément que l’ancienne dans l’apothéose de l’animalité mâle.

Le gouvernement est impuissant : il est lié par le respect juré des coutumes et de la religion nationales et se soucie peu d’ailleurs de mettre le doigt dans ce guêpier. La suttee et l’infanticide des filles tombaient sous la qualification de meurtre et par suite sous les coups du code : le meurtre lent n’y tombe pas.