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X. — ABBOTTABAD

Tous les soirs, sur la route du mess, à l’aller et au retour, il y avait deux charmes. À l’aller, au soleil couchant, c’étaient les massifs de chambélis blanches, s’ouvrant pour saluer le soir et emplissant l’espace de leur ivresse. Au retour, sous le croissant d’argent qui inonde le ciel indien de lumière, tandis que les grenouilles coassent dans l’étang, que des myriades de grillons et d’insectes assourdissent la nuit de leurs concerts et que les vers-luisants incendient les haies, tout à coup éclatait cette clameur désespérée des fauves se disputant une charogne et pérorant sur le struggle for life et le problème du monde. Je ne les ai jamais vues que sous forme d’ombre, quand elles fendaient la route comme une flèche et allaient se perdre dans la nuit lointaine. Quand la nuit s’avançait sans que j’eusse entendu ces voix, il manquait quelque chose à mon repos. Elles me manquèrent longtemps quand je quittai Abbottabad : quelques mois plus tard, en décembre, je les retrouvai avec plaisir comme de vieilles amies sur la colline de Kumbhala, à Bombay, au bord des vagues qui se brisent, quoiqu’elles fussent bien pâles et bien faibles, effarées du bruit de la civilisation voisine et dépaysées comme dans une terre étrangère. Et depuis, rentré dans notre sombre et sinistre Europe, dans la clameur des partis et des nations