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quels les croisades viennent souffler la flamme : la grande épopée religieuse du moyen âge s’ouvre par le massacre en masse des Déicides. À la religion qui sanctifie la haine vient s’ajouter une autre cause qui la légitime : le Juif, chassé tour à tour de la vie politique, de toutes les charges, de toutes les professions libérales, de la propriété immobilière, de tout ce qui attache, en traits visibles, au sol et à l’âme de la patrie, est refoulé dans le commerce et l’usure par les canons de l’Église et par la politique financière des rois qui sauront ainsi où mettre la main quand le Trésor est vide : dès lors, le peuple ne voit plus dans le Juif que l’homme d’affaires de son seigneur et de son roi, le symbole vivant et exécré de sa misère, et c’est ainsi que les deux grands opprimés du moyen âge, le peuple et le Juif, sont mis face à face, l’un jeté en proie à l’autre. Et pourtant, aux heures les plus désespérées, dans ces Ghettos où le parquent la loi, le mépris et la haine, l’opprimé vit par la pensée de la vie de ses oppresseurs : il aspire à franchir le mur de sa prison, à venir respirer l’air de France : la langue maternelle de ce paria, ce n’est pas un patois hébreu, c’est le français de la France, et la plus ancienne élégie française, la plus belle peut-être qui ait été composée en notre langue, a été écrite dans un Ghetto, à la lueur d’un bûcher[1]. La Renaissance et la Réforme, en détournant ailleurs les haines, et en introduisant un esprit plus large, accélèrent la fusion morale ; le préjugé est affaibli déjà bien avant le XVIIIe siècle qui lui porte le dernier coup, et la Révolution, par la voix de Mirabeau et de l’abbé Grégoire, n’a plus d’autres convictions à vaincre que celles de l’abbé Maury. L’émancipation même a ses précédents avant 89 ; des Juifs de Bordeaux

  1. Elégies du Vatican sur l’auto-da-fé de Troyes.